Prends et lis!

« Quand, du fond le plus intérieur, ma pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon cœur, il s’y éleva un affreux orage, chargé d’une pluie de larmes. […] J’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens : "Eh ! jusques à quand, Seigneur ? (Ps. 6, 4) Jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité ? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées."(Ps. 83, 5, 8) Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en sanglots : Jusques à quand ? jusques à quand ? Demain,… demain ?... Pourquoi pas à l’instant ; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte ? Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un cœur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent : "PRENDS, LIS ! PRENDS, LIS !" Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier Chapitre venu. […] Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles : "Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi" (Mt 19, 21) ; et qu’un tel oracle l’avait aussitôt converti à vous. Je revins vite à la place où Alypius [son fidèle ami] était assis ; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier Chapitre où se jetèrent mes yeux : "Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs." Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces lignes à peine achevées, il se répandit dans mon cœur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. […] A l’instant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons ce qui arrive, elle se réjouit ; comment cela est arrivé, elle tressaille de joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, "ô vous qui êtes puissant à exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées" (Eph. 3, 20), car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes et ses larmes touchantes. » Saint Augustin, les confessions.